de novembre à juin 2007

Publié le par Catherine de Normandie

 

Cette nuit-là, j’ai appris que mon père, tout comme ma mère, n’avait pas eu d’autre enfant que moi, qu’ils sont morts au même âge : 89 ans. Elle avait 10 ans de plus que lui, est décédée en mai 95, mon père en avril 2005.

Encore une fois, j’attends. J’avais imaginé que des membres de « ma famille » se précipiteraient, viendraient aux nouvelles. Rien.

Mes deux amies Américaines, Rebecca et Kimsue ne sont pas des enquêtrices ordinaires. Elles refusent absolument tout paiement pour le travail colossal qu’elles ont accompli : épluchage de listings, de documents, une centaine de coups de fil.

Quelque jours plus tard, Kimsue m’informe qu’elle a eu au téléphone une autre de mes cousines, Marilyn Johnson, la fille de ma tante Alice, qui se dit bouleversée, heureuse, a hâte de m’entendre, de me connaître, Bud parlait tant de sa fille unique, née en France !

Mais elle se hâte lentement. Jel lui laisse de nombreux messages : elle ne rappelle pas. Ceci me met en colère car je n’ai pas fait toute cette route pour rester devant la porte. Un samedi matin, je réussis enfin à obtenir  un rendez-vous téléphonique avec ma fille, Marion, qui est anglophone. Elles parlent le soir même, très longuement. La voix nouée, j’arrive tout juste à bredouiller quelques mots en anglais.

Bud, dit ma cousine, était un homme très aimé de ses nombreux neveux, de ses amis. Il aimait lire, écouter du jazz, était plein d’humour, il organisait chez lui des fêtes mémorables. Il a été marié pendant environ 40 ans avec Dorothy, ils n’ont pas eu d’enfants. Il travaillait avec son père comme décorateur d’intérieur. Quel dommage qu’il ait perdu ma lettre de 1996 !

Elle lui été lue par quelqu’un, car il souffrait d’une « maladie des yeux. » Hélas, quand elle est arrivée pour l’aider à faire une réponse, il l’avait perdue, et malgré tous ses efforts, il ne l’a pas retrouvée. Mais elle s’est occupée de lui jusqu’au dernier moment.

J’avais oublié l’existence de cette lettre envoyée après la mort de ma mère, par le canal des Vétérans US qui acceptaient de la faire suivre, sans me garantir une réponse. J’avais attendu et tout imaginé. Il n’y a jamais eu de réponse.

L’anglais était pour moi une langue « interdite ». A présent, je me replonge dans la langue, tous les jours : films, méthode, cours de conversation, puisque bien sûr, je compte aller à Chicago.

Marilyn a promis de m’envoyer des photos mais elles n’arrivent pas. Je lui téléphone chaque semaine : « Elle pense à moi, mais elle est si occupée, elle travaille, est « Ministre » évangéliste dans une église, n’a vraiment pas le temps, mais elle le fera. »

Kimsue s’agace : « Personne ici n’est si occupée qu’il ne puisse envoyer une photo ! »

Fin janvier, un ami l’appelle, sévère, l’informe que nous irons à Chicago cet été et lui rappelle les photos promises. La voix tremblante, elle jure de s’exécuter dans la semaine.

Début mars, soit 4 mois après le premier contact, les photos arrivent : Il y en peu de mon père. Les plus récentes ont été prises le jour de son 89ème anniversaire, quelques mois avant sa mort : un vieil homme aveugle, entouré de trois de ses nièces. Il me semble très gentil. J’ai une très grande famille : peu d’hommes, le frère et les 7 sœurs de mon père sont morts. Il me reste donc beaucoup de cousins, cousines, neveux et nièces.

Ce soir-là, avec Marion, nous étalons les photos sur une table de bar, place du Châtelet, cherchons à qui nous ressemblons : ma grand-mère paternelle est comme je l’imaginais : l’air doux et gentil, des cheveux blancs, crantés, épais, l’air très digne.

La fille de Bud, c’est moi. Bud, c’est mon père. J’ai posé sa photo contre mes livres. Vêtu d’une chemise blanche, cravaté comme un dandy, cigare à la main, il sourit, épanoui, en pleine lumière sur l’écran de mon ordinateur. C’est le plus bel homme du monde.


 

Je mue. Comme celle du serpent, mon ancienne peau tombe en lambeaux. La femme qui s’est construit une biographie d’orpheline oubliée par un salopard devient « la fille de son père ». 

Changer de statut : celui de victime est pratique. Devenir un être humain qui peut dire « je suis » au lieu de « je ne suis pas », car mon père « est ». Il « est Américain ». Parler à quelqu’un qui a connu mon père le rend soudain vivant au moment où j’apprends qu’il est mort. Un monde s’effondre, un autre se construit.

Quand j’étais enfant, j’avais eu un jour l’idée de vider le contenu d’une bouteille de sirop des Vosges Cazé. Je l’avais nettoyée et glissé un mot à l’intérieur avec l’adresse idéale : M. Thomas May, Chicago, de la part de sa fille, en France. Il saurait où me trouver. J’avais badigeonné le goulot et le bouchon avec ma colle. Et à la plage,  à l’abri des regards,  j'avais posé la bouteille dans la Seine. Je savais qu’elle allait descendre le courant jusqu’à son embouchure, au Havre, et qu’immanquablement, elle suivrait dans la Manche le trajet des bateaux américains ramenant les soldats au pays. Là-bas, elle s’échouerait sur une plage où quelqu’un... Après tout, Chicago n’était pas très loin de la mer.

Une autre fois, pour tester la réalité du Père Noël dont je commençais à douter, je lui ai commandé un seul cadeau : mon père. Je suis allée toute seule, en rasant les murs comme une criminelle, déposer au bureau de poste de Caudebec l’enveloppe fatale « Père Noël, au ciel ».

J’imagine qu’en arrivant là-haut mon père a trouvé la bouteille de sirop, que le père Noël lui a tendu ma lettre vieille de 50 ans. Il a du être content.


Je préviens ma cousine : J'irai en juin, à l’hôtel. Elle s’exclame que non, ce n’est pas possible, la famille ne comprendrait pas, ce serait une injure ! Elle m’invite donc à résider chez elle, ce que je trouve absolument normal. Je comprends et parle à peu près l’anglais, nous nous débrouillerons, je n’attendrai pas encore pour aller là-bas.

Peu importe la frilosité de ma cousine, c'est la tombe de mon père qui m’intéresse, j’irai au bout de mon voyage, et seule. Je ne veux personne entre le Chicago de mon père et moi. C’est mon histoire.

 

 

 

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