l'histoire en raccourci
Pour mener à bien ces recherches, j’ai du vaincre 3 interdits :
Celui de ma mère, ma couleur, l’interdit social.
Les 3 étant étroitement liés, il m’a fallu des années avant de pouvoir dénouer l’écheveau.
J’ai du d’abord expulser beaucoup de colère avant de faire la paix avec ma mère bien après sa mort. Reconsidérer sa vie.
Une fois, j’ai vu une couverture de BD enfantine représentant une femme qui ramait sur un océan démonté, l’air déterminé, entraînant hardiment vers le large son gamin, blotti, au fond de la barque : c’était ma mère.
Pour ma couleur de peau, ça commence à Gorée : En regardant l’océan par la petite porte de la Maison des Esclaves,
j’ai compris que mon histoire, à moi, elle commençait après « la Traversée ». L’Africain parti de là n’était plus le même à l’arrivée : transport, dressage, vente aux enchères, déculturation : On les appelait « des mulets ».
Sur ces ruines de néant, toujours aux premières loges durant les guerres incessantes dans le monde entier, ils ont pu reconstruire des familles, créer la splendide Amérique qui leur déniait le droit à la citoyenneté.
au fond, en robe sombre, ma Grand-mère
Mes ancêtres ont chanté dans les églises parce que ça, les Blancs toléraient. Les plus costauds ont survécu. Ils sont montés chercher une vie meilleure dans l’Illinois. Mon père est parti de là comme militaire, cap vers l’est pour changer. Cette fois-ci, le descendant d’esclave, enrôlé dans un bataillon de Noirs, naviguait vers un pays qui s’était enrichi dans le commerce du bois d’ébène, pour le libérer d’une autre tyrannie.
C’est ainsi qu’une cigogne complètement harassée par ce périple m’a déposée dans le berceau d’une famille ouvrière d’Elbeuf ou 3 paires d’yeux aimants m’ont admirée dès ma naissance.
Il y a eu, je l’ai dit, ce passage aux Antilles, la découverte des fiers « Marrons » dont hélas les vies ne sont pas écrites (sauf celle, romancée, de la Mulâtresse Solitude, par Simone Schwartz-Bart) - A rapprocher de ma mère qui, à sa manière, était une « Marronne », notre histoire commune : l’impossibilité de faire un arbre généalogique.
Socialement, ce fut une autre paire de manches.
Chercher un père inconnu, à cette époque, c’était honteux. Un père Noir par-dessus le marché et votre mère était une pute, ou le père un violeur. Ou bien les deux.
Votre identité ravalée à celle d’une personne conçue dans la violence et la honte.
Ma mère m’a raconté que durant sa grossesse, ma grand-mère (qui m’a d’ailleurs élevée avec amour) insistait pour qu’elle aille porter plainte pour viol. La réponse de ma mère a été : « Plutôt crever ». Et d’ailleurs, me disait-elle « Thomas et ses copains n’étaient pas des brutes ».
Elle aimait aller à la foire d’Elbeuf manger des frites sous la tente. Une fois, m’a-t-elle dit, très agacée par toutes les têtes retournées vers nous deux, elle m’a mise debout sur la table, s’est levée, et a crié : « Vous l’avez bien vue ? C’est ma fille ». Têtes baissées sur l’assiette.
J’ai enduré beaucoup d’humiliations.
Mais je ne le regrette pas. Dès le moment où, de fantasme, mon père est devenu un être réel, je suis sortie du gros cocon dans lequel j’étais enfermée. Et le monde s’est ouvert. De l’Afrique aux Etats-Unis, en passant par les Caraïbes, je me sens chez moi, revendiquant absolument mon origine française, et Normande de surcroît, fière de mon camembert, de nos « vraies » pommes croquantes. Aujourd’hui je me sens riche d’être métisse.
Avant, je n’étais de nulle part. A présent, je peux dire que je suis de partout.
« La voie la plus courte vers l’avenir est celle qui passe par l’approfondissement du passé. » (Aimé Césaire)